samedi 11 juillet 2015

La vertu de l'erreur

Il avait un short à carreaux et une belle gueule typée, moi une combinaison-pantalon et un air perdu. Lui aussi avait loupé son arrêt.
Nous jaillîmes en même temps de la rame. Je calquai mon allure sur la sienne, rapide, et suivis le fanal de son short jusqu'au quai d'en face.
Lorsqu'il se retourna, il me reconnut. La fille en combinaison qui, cinq minutes plus tôt, voyageait à ses côtés dans l'autre sens. Nous échangeâmes le sourire complice de ceux qui partagent la même erreur, connivence muette au milieu de la foule.
À la correspondance suivante je me trompai encore, ne le réalisai que trois stations trop tard et me précipitai sur le quai. Le plan de métro confirma mes doutes : à ce point d'erreur, la meilleure solution était d'y persister.
Je dévalai le couloir sans fin qui m'emmenait à une autre ligne, forte de deux certitudes : je serais en retard à mon rendez-vous ; les visages que je verrais dans ce métro, je n'aurais jamais dû les voir.
Paris en Chatroulette de bitume, de tuiles blanches et de souterrains. Paris-labyrinthe, entrelacs de vies qui se frôlent sur des erreurs.

Dans la rame un visage attira mon attention. Sec, presque féroce. Une peau mate, un grand front, un menton large, des yeux jais, une vieille cicatrice au coin des lèvres. Un visage d'ailleurs, d'Afghanistanistan, de Syrie et de désert, un qui dit la fatigue et le déracinement.
L'exil, pour sûr. Le désespoir, peut-être.
Mon regard insistant lui fit tourner la tête. Il me fixa à son tour, retranchée dans ma musique mais lui offrant un sourire. Un vrai sourire de connivence, un de déracinée volontaire en proie à une ville qui la dépasse, un qui l'étonna tant ma peau blanche laisse supposer qu'ici, c'est chez moi.
"Ne pas se fier aux apparences", pensai-je.
Mon sourire insistant entraîna le sien et sa métamorphose. Son visage si fermé s'ouvrit, ses angles si droits s'adoucirent, son regard si dur pétilla.
Le hasard nous fit descendre à la même station. Sa maigreur surplomba mon sourire. Il s'approcha pour me saluer d'une voix dont rien n'annonçait la douceur.  Son "Bonjour" fut guttural, longues voyelles et R roulé sur un accent indéfinissable.


- Je suis perdue, dis-je comme pour me présenter, comme si mon égarement résumait soudain mon identité.
- Je vais t'aider. Où vas-tu ?
- Là, répondis-je en plaquant mon index sur une rue éloignée.
Il me montra les trois sorties, une à l'avant, une à l'arrière, une au milieu du quai, étudia avec moi le plan du quartier et me guida jusqu'à l'escalator.
- Je suis kurde, lâcha-t-il alors que la machine nous hissait vers le ciel.
Il me dit qu'il revenait de la préfecture où il avait perdu sa journée. Une de plus. Son rendez-vous fixé à dix heures du matin n'avait pas eu lieu, il avait poireauté plus de quatre heures avant qu'on ne le prie de rentrer chez lui.
- Je suis désolée.
Il me glissa un regard surpris. Désolée de quoi ?
"Désolée de mon pays qui traite si mal les étrangers", eus-je envie de répondre. Sans doute parce que moi aussi je me sens étrangère, sauf que moi, j'ai le bon passeport et que son estampille République Française fait un univers de différence.
- Et toi, tu es d'ici ? demanda-t-il.
- J'étais.
Je lui racontai le sentiment d'étrangeté qui ne me quitte pas, la bizarrerie de revenir en France après si longtemps, ces gens qui déboulent de partout, me bousculent et me marchent sur les pieds, mon inaptitude à lire les panneaux et mes deux erreurs de correspondance.
Il acquiesça, amusé, avant de conclure :
Aujourd'hui tu t'es trompée mais tu as rencontré moi.
- Tu as raison. J'ai rencontré toi.
Une fois à l'air libre il prit congé en me tendant la main. Je la serrai en lui souhaitant "Bonne chance".
So long, big man, et super merde à toi.


Le titre de ce billet est un clin d'oeil à Mars.

Photos de Frank Horvat.

5 commentaires:

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    1. Je suis sûre qu'il te rappellera quelques souvenirs de décalage... Autres lieux mêmes effets, on est toujours l'étranger quelque part.
      Amitiés, la voyageuse. ;)

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  2. Tout me cligne, dans ce billet, le titre, et tant d'autres choses encore. Merci, Alda.

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    1. Merci à vous, surtout. Et bienvenue sur ce blog, le petit monde que je trimballe partout dans mon sac. Au plaisir de vous y lire encore !

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  3. Deux portraits parfaitement saisis et rendus, au dedans comme au dehors, un trait léger dans beaucoup de profondeur, tel ce "... comme si mon égarement résumait soudain mon identité". Jusqu'au titre.

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