jeudi 14 mai 2015

La Caresse en paire de claques -Fin

Le chapitre précédent ici.


« Aujourd’hui j’ai reçu un nouveau client. Gabriel… Le nom d’un ange tombé du ciel, mais d’un ange déchu. J’ai tout de suite aimé sa voix, un mélange de maturité et de honte, son couac à ma question :
– Tu as déjà été soumis ?
Non, bien sûr. Je n’aurais pas cru l’inverse.
Comme à mon habitude j’ai expliqué les règles, et surtout la première : je commande, il obéit, sans question ni explication. Pour le mot de sécurité, celui qui arrête la séance si elle va trop loin, mon novice a choisi antibiotique. Espoir de se guérir de penchants qu’il juge inavouables ?
Pour le reste, ce fut bref. Ses envies, ses limites, Gabriel n’en avait aucune idée. Aussi décidai-je de commencer par l’humiliation.
Mon nouveau soumis est un diamant brut. À moi de le tailler pour en faire jaillir le sombre éclat. »

            *          *          *

C’est la huitième séance et la première à laquelle Gabriel arrive en retard, défi lancé à sa Maîtresse qui déteste attendre. En entrant Gabriel n’a pas un mot d’excuse, juste un sourire signifiant « Pas grave, si ? ». Si.
– Mon cadeau !
Gabriel hésite tend mollement à Alba une enveloppe de billets. Dessus, un Maîtresse gribouillé qu’elle considère avec mépris.
– Ôte ta veste.
Gabriel n’a aucune réaction.
– Ôte ta veste ! répète-t-elle en l’agrippant par les cheveux.
Il s’exécute de mauvaise grâce. Sa chemise trempée de sueur lui fait plisser le nez.
 Tu pues, Gabriel !
Dix ongles plantés dans sa chair le dissuadent de hausser les épaules, mais voilà qu’il arbore un air insolent. Alba lutte contre l’envie de le frapper.
– Règle numéro 1 : je te donne un ordre, tu obéis. Compris ?
Gabriel émet un son qu’elle choisit d’interpréter comme un oui. Elle sait qu’elle ne devrait pas. Tôt ou tard ses soumis testent son autorité, par jeu, provocation ou désir de châtiment. Celui-là, elle le traitera comme les autres. Sans pitié, en dépit de son attirance ou plutôt à cause d’elle. Qui aime bien châtie bien, non ?


– Baisse les yeux !
Gabriel la toise comme une fille de rue, une qui se monnaye contre quelques billets. Il faut une gifle pour le ramener au plancher, une deuxième pour laver l’offense, des entraves aux mains et aux chevilles pour entamer sa superbe. Mais voilà qu’il renâcle. Alba abaisse, furieuse, son pantalon sur ses mocassins. Au garde-à-vous dans son caleçon, il ne rougit même pas.
Une cravache voltige sous son nez.
– Sais-tu compter, toi ? À combien se monte ton retard ?
La badine menace Gabriel. Il se racle la gorge, additionne, s’embrouille.
– Cinq minutes ?
– Non.
– Sept, huit ?
– Non.
– Dix ?
– Douze. Douze minutes.
Gabriel arrondit les épaules, à peine, avant de marmonner « Pardon ».
– Pardon ?
– Pardon, Maîtresse.
– Enfin ! grince Alba. Mais le pardon, ça se mérite… Ici chaque minute équivaut à un coup. Chaque erreur aussi, ce qui nous fait un total de quinze. Quinze coups que tu vas compter !
L’assurance du soumis se lézarde. Ses poignets liés s’agitent, ses genoux s’affaissent sous le poids insidieux de l’angoisse. « Du calme », se reprend-il. Le mot d’arrêt le protège. Libre à tout moment d’arrêter la séance, n’en est-il pas le Maître et sa Maîtresse son esclave ?


La cravache s’abat au hasard, brûlure sang sur la peau blême.
– Aïe !
– Un ! corrige Alba en cinglant Gabriel à nouveau.
Deux, trois, quatre.
Il serre les dents. Volonté contre volonté, refus de céder contre acharnement à le faire plier.
Cinq, six, sept.
La salive goutte de son menton. Crispé sur la morsure qui le fouaille, Gabriel ne tente pas de la ravaler.
Huit, neuf, dix.
Il se débat, il n’est que souffrance, bloc de chair meurtrie, proie terrorisée en l’attente du prochain coup. Et ce visage… Alba la superbe est méconnaissable, une harpie aux lèvres tordues et aux yeux révulsés.
Onze.
Au diable la fierté.
– Antibiotique !
Voilà, il a prononcé le mot sacré. Le supplice est terminé. Pour toujours, se jure Gabriel sur ce qu’il a de plus cher. Jamais il ne reviendra boulevard des Capucines.
– Douze !
Alba hurlé de rage. Gabriel aussi, d’incrédulité. « Fini, c’est fini ! » braille-t-il alors qu’un retentissant « Treize ! » couvre sa voix. La chair éclate en sillons pourpres. Gabriel tente de s’échapper, vacille sur ses entraves, tombe lourdement à genoux. Alba le domine de toute sa taille cambrée.
– ARRÊTE !
Elle n’en a cure.
– Quatorze ! Quinze !


Gabriel ferme les yeux pour la supplier, elle la blanche, elle la terrible. Il s’excuse, pleurniche, jure d’être une vraie carpette, une lopette sans reproche, un soumis déférent-dévoué-docile…
– Seize, dix-sept, dix-huit !
Le sang roule sur le plancher. Rouge visqueux, jaune solaire, les couleurs s’emmêlent pour se fondre en un gris sale.
Encore un peu et Gabriel s’évanouira, recroquevillé, la tête entre les coudes.
Pour l’instant il ne cherche qu’à se protéger du maelström qui le déchire. Parler, à quoi bon ? Il n’y a plus d’ordre, plus de prière, plus de promesse qui vaille.
Alba ne l’écoutera pas. Et Gabriel sanglote alors que disparaît au loin un enfant chaussé de bottes de pluie.
Il a compris, mais trop tard, que la désobéissance n’est pas un jeu.


Texte envoyé à un concours de nouvelles, thème Désobéissance.
Non sélectionné par le jury.
Photos : Ellen von Unwerth ; Veruschka, autoportrait ;
Terry Richardson.

6 commentaires:

  1. Waouh! Que voila un beau texte.... Je t'embrasse m.

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  2. Merci beaucoup M. ! Le texte n'a eu aucun succès auprès du jury... Mon petit doigt me dit que le sujet de la nouvelle n'a pas été jugé très consensuel (ah ah ah).

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  3. Dommage, j'aime bcp ce texte.

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  4. Merci pour ce texte.C'est toujours un plaisir de te lire. Tes écrits sont toujours vivants : j'ai regardé cette scène d'un œil sadique ;-)Gilberte

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  5. Merci à vous tous, j'ai horriblement tardé avant de publier vos commentaires.
    Gilberte : je te reconnais bien là ! ;) Merci pour ton passage, je sais qu'il est rare et donc d'autant plus précieux.
    Des bises parisiennes !

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