lundi 9 mars 2015

Spirit Bird

La chanson :
À écouter très fort, les yeux fermés, au creux de la nuit.

Thaïlande, Koh Samui, mi-février.

Le bois est dur à mes épaules. Mon tapis est mince, à peine quelques millimètres qui m'isolent du sol encore chaud. La brise attiédie de soir caresse mes joues, mes bras, mes pieds nus. Je gis droite, bras en croix sous le toit de palme.
La fatigue s'est tue, la douleur aussi.
Je souris.
À ma gauche repose Jane, l'Américaine qui travaille au Laos, paupières closes sur ses iris clairs.
À ma droite Camila, la Suédoise victime d'un burn-out, avec ses cheveux d'or qui lui dessinent une auréole.
Derrière moi ou plus loin sur la même ligne, Isabella la Suisse aux yeux immenses soulignés de khôl, femme de tête qui m'a murmuré, troublée, "Ça, je n'en ai jamais parlé à personne" ; Beth l'Israélienne, futur médecin au beau visage dur sous ses sourcils circonflexes ; Carine la Française au corps si mince que le moindre choc pourrait le disloquer.
Toutes ces femmes et bien d'autres, Olivia, Lina, Pame, Anna, Maggie, Amelia, une quarantaine d'âmes venues de tous les coins de la planète, souvent au terme d'un long voyage. Toutes ont convergé ici, en Thaïlande, au pied de cent-dix marches à descendre et monter plusieurs fois par jour.
Toutes nos poitrines exhalent un même souffle, tous nos coeurs battent au même tempo. Qu'importent notre langue, notre religion, notre culture, nos convictions et nos différences. Nous sommes toutes égales et allongées, unies dans une communion qui se passe de mots. 
Rachel Brathen est l'organisatrice de la retraite. Elle nous demande de rendre hommage à notre audace, à notre courage, à notre persévérance. Cette retraite, c'est un grand saut, le fruit de notre volonté dressée contre la peur. La peur de l'avion pour certaines, la peur du groupe pour d'autres. La peur de l'inconnu pour beaucoup. La peur de perdre ses repères. La peur de se perdre ou de se trouver.
Je me remercie en pensant, fort, à la phrase qui souvent, mais sans doute pas assez, m'aiguillonne :
"La vie commence au-delà de notre zone de confort."

La nuit se referme sur les palmiers. Une musique monte, lente et forte. Une guitare, des cris d'oiseaux, une mélodie que je ne connais pas mais qui m'emporte. Peut-être justement parce que je ne la connais pas, que je ne peux la raccrocher à rien, à commencer par mon histoire.
Mouchée, l'infernale fanfare des insectes s'est tue.
Ont-ils déserté la jungle ? Non, bien sûr. Il faut plus que quelques accords de guitare pour déloger ces roitelets de leur domaine. Mais, l'espace de quelques minutes, c'est comme si. Comme si leur fébrilité s'était apaisée. Comme s'ils nous avaient laissé seuls, à dériver sur notre radeau de bois et de palmes tressées. Comme si seul le ressac de l'océan nous enveloppait au coeur de la nuit tropicale.
Avant, arrière, langues d'écume léchant le sable et les rochers pour mieux se fondre à la haute mer, mouvement infini qui nous berce et que la voix de Rachel accompagne.
Elle dit que la conscience se niche dans le silence, juste entre le flux et le reflux. Un silence infime, presque imperceptible, une micro-seconde brisée par les flots, un éclair si fugace mais perpétuellement recommencé, à l'image de notre conscience qui dérive sans s'accrocher à rien, ni pensée, ni image, ni émotion et trouve, au cours de son voyage, l'éveil. Un éveil en existence aiguë au monde, existence dépourvue de jugements et de peurs.
Juste être là, soi, dans sa vérité, lavés de nos couches de crasse, d'angoisses et de désirs. 
Juste être là, dépouillés jusqu'à l'os.
Juste. Là. Nus.

Amplifiée par de discrets haut-parleurs, la voix de Rachel se fond à l'espace. Son corps, lui, se meut en silence. Je ne perçois sa présence qu'à la légère inflexion du bois, tel un creux qui viendrait perturber un plein. Loin de me déranger, sa présence me comble. Elle est un creux ménagé dans un plein pour l'autoriser à se remplir encore, à ras-bords, plus qu'un oeuf.
Se remplir de gratitude, de pardon et d'amour. Lâcher prise. Chasser ce qui alourdit, ronge, empoisonne, ce qui fait écran à la plénitude. Au bonheur, diront certains.
Portées par la musique des images tourbillonnent, carte intime avec ses à-pics, ses vallées et ses précipices.
Les visages d'êtres chers, vivants ou morts, présents ou perdus en chemin.
Des lieux d'enfance, d'enracinement et d'errance.
Des instantanés de voyage, galops dans les steppes mongoles, promenades à Singapour entre verre et béton, plages indonésiennes de carte postale, plongées sur épave dans un lagon micronésien, regard rivé sur les orbites vides d'un marin prisonnier de la salle des machines.
Par cinquante mètres de fond il était mort et moi vivante.
Slowly it fades. Slowly you fade*...
Accepter, accepter que comme la mer, tout n'est que flux et reflux, mouvement perpétuel, fragile équilibre rompu puis reconstruit.
Une fragrance musquée se mêle à l'air salé. Rachel pose ses mains sur mon front, masse ma nuque, encercle mes épaules. Leur pression ferme et bienveillante m'emplit de paix. Ce moment est unique, suspendu en funambule sur la crête d'un grand tout.

Spirit Bird égrène ses dernières notes. Nous saluons paumes jointes à hauteur de ciel, du troisième oeil et du coeur.
Merci, infiniment.
Namaste.

*Paroles de Spirit Bird. L'intégralité et leur traduction en cliquant ici.


Toile de Karen Walker.
Photos d'Elijah Gowins et de Holger Trülzsch (super-modèle Veruschka). 

jeudi 5 mars 2015

Le retour de Bébé bleu -1

Les chansons du juke-box intime :
Tout se finit là, Bébé bleu et
On ne va nulle part de Francis Cabrel (album Vise le ciel).

Thaïlande, Koh Tao, février 2015.


Je remonte la route poussiéreuse. Petites enjambées écrasées de soleil, le dos qui pince et les mollets qui tirent. Les motos me frôlent dans un souffle, le seul qu'il soit possible de tirer de l'air immobile. Dérisoire danseuse en longue robe rouge, je pirouette pour éviter la collision avec le métal.

Fais-moi cadeau d'une carabine,
D'une flûte ou d'une couronne d'épines
Enroule-toi bien à l'arbre aux racines
Sinon tu ne vas nulle part*...

Vais-je vraiment nulle part ? Non.
Au bout de la route m'attend une vieille connaissance, la maison d'Ethan jadis coincée entre deux pans de jungle.
C'est elle qui m'a accueillie à mon départ de France.
Cinq ans déjà.
En cinq ans le béton a remplacé la nature presque sauvage. La terrasse de la maison surplombe à présent un ruban de macadam embouteillé le soir, aux retours de plage. Son perron s'ouvre sur un immeuble aux fenêtres closes et aux climatiseurs rugissants.
Une résidence pour Coréens, paraît-il.
En mon absence le chemin tortueux s'est pavé de bitume. Ses nouveaux atours l'ont changé en allée coquette, si pimpante que lorsqu'Ethan s'y engagea, je poussai un cri stupéfait.
- On est arrivés ?
- Yes ! confirma mon ami en coupant le moteur.
Je sautai à terre, désorientée. Impossible de reconnaître les lieux. Ce petit chemin et moi nous connaissions bien, pourtant. Mon seul accident de moto fit de nous des intimes en vertu de mon sang agrégé à sa terre, de ma peau à sa poussière, de mes cheveux à son mica.
À Koh Tao ou ailleurs, il ne faut jamais confondre l'accélérateur avec les freins. 
Au bout du chemin se dressait un muret chancelant. Ce furent ses briques qui stoppèrent mes folles embardées avant de me jeter dans les épineux. Ethan, affolé, se mit à me tirer de toutes ses forces. Moi, déchirée de pointes, je lui hurlais de me lâcher.
Mes lézardes pourpres, une semaine de baignade en moins, eurent valeur d'adoption. Ma chair elle-même arborait, m'assura-t-on, "le tatouage de l'île".
Mais que reste-t-il aujourd'hui de notre violente étreinte ? De mon prénom gravé au bâtonnet à la bifurcation de la route ?

Cette route est celle des grands joueurs, tu aurais dû savoir
Ramasse les quelques pièces que t'as prises au hasard...

J'avance encore, escortée de Francis. Un scooter relié à une carriole surchargée me frôle. Emplie à ras-bords de voix, de choeurs et de musique, je ne l'ai pas entendue me talonner.
L'attelage pétaradant disparaît au lointain.
Où va-t-il, lui ? Grâce à quelles routes ?
La route principale, bétonnée et sillonnée de pick-up, file de l'embarcadère vers le Nord. Direction Sairee Beach, terminus à touristes, ses nuées de filles et de garçons recuits, tatoués, piercés.
Les routes secondaires, de simples pistes hérissées de rocaille, peu fréquentées et dangereuses en toute saison, criblent le centre de l'île de leurs pattes de mouche. Entre buissons et terrains vagues, la nature les tolère.
Pour combien de temps ?
Koh Tao, gommette cernée d'océan, ne peut pas accueillir autant de vacanciers. Qu'importe, le nombre de ferries a triplé. En haute saison, tous sont pleins. Au port, un simple ponton de bois, leurs entrailles vomissent des hordes de routards, de familles et de jeunes fêtards.
Croient-ils vraiment découvrir la Thaïlande ?
Loin des regards les décharges à ciel ouvert étalent leur gangrène, empuantissant l'air et polluant les sols. Entre les piscines des hôtels et les douches prolongées, l'île tombe souvent à court d'eau. Il faut alors piocher dans la mer ou acheminer des bidons du continent. L'eau douce devient un luxe monnayé au prix fort.
Partout les immeubles poussent comme des amanites, entre échafaudages de bambous grossièrement ficelés et cuirs bruns. Les peaux des ouvriers, tous Birmans. Sous-payés, mal nourris, écrasés sous la fournaise, personne n'envie ces forçats mais beaucoup les exploitent.
Quant aux règles de construction, elles imposent de ne pas dépasser l'arbre le plus haut. Mais où s'arrêtent les étages lorsqu'il n'y a plus d'arbres ?
Koh Tao était un paradis. 
C'est à présent un enfer en sursis.

Tu dois partir, déguerpir, fendre l'air,
Mets dans ton sac en vrac deux ou trois affaires...

Une camionnette aux armes d'un club de plongée grimpe la côte. Elle emporte avec elle mon fantôme.
Un fantôme bleu et blond, tee-shirt sans manches et cheveux emmêlés dans l'éternel été.
Un fantôme en sueur au bronzage craquelé de sel, mince sirène prête à passer au four.
Un fantôme au poignet pris dans un paréo pris dans une chaîne de moto, qui glapit "Stop !" tandis que son bras se vrille jusqu'à l'insupportable.
Un fantôme ébloui de redécouvrir chaque jour, au plus fort de l'hiver européen, la mer tapie derrière les palmiers.
Un fantôme qui, pour tester sa nouvelle combinaison de plongée, l'enfile au plus ardent de la canicule et court, court se jeter dans l'océan tiède. Le fantôme n'a pas sombré, ne serait-ce qu'un peu. Il a flotté, interloqué, et mieux qu'un bout de bois. Puis il en a ri, stupide et charmé.
Un fantôme de Noël 2009 qui s'amuse des Santa Claus en maillot de bain, barbes de coton lui rappelant la neige cruelle.
Un fantôme aux orteils plongés dans le sable et à l'âme inquiète, emplie d'espoir pour les années à venir. Qui se dérouleraient, implacables, à moins que la mort ne s'en mêle.
Un fantôme habité par la gratitude des survivants, l'appréhension des tuiles qui tombent et l'assurance fragile qu'il s'en sortira toujours. Peut-être juste un peu. Peut-être juste un peu plus bancal.
Mais a-t-il le choix ?
Un fantôme si proche et si lointain déjà, un qui voulait exister, intensément, se tailler une vie à la mesure de ses rêves.
Y est-il seulement parvenu ? Les rêves sont comme les oiseaux et les voyageurs, ils se déplacent.

On voit le ciel s'ouvrir par le milieu
Comme si tout finissait là, Bébé bleu...


À suivre.

*Toutes les phrases en italique sont des extraits des deux chansons de Cabrel.
Pin-up de Gil Elvgren.
Photo de Tim Walker et toile d'Istvan Sandorfi.